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On croit souvent que l’idée de l’interconnexion de tous les phénomènes naturels est soudainement venue à l’esprit de Humboldt sur le volcan Chimborazo, comme une sorte de révélation. « Alors qu’il se tenait ce jour-là sur le Chimborazo, Humboldt a absorbé ce qui se trouvait devant lui tout en repensant à toutes les plantes, formations rocheuses et mesures qu’il avait vues et prises sur les pentes des Alpes, des Pyrénées et de Ténériffe. Tout ce qu’il avait observé se mettait en place » (Wulf 2015). Cependant, le journal de voyage de Humboldt (Humboldt 1986) offre une vision assez contrastée de la réalité. Son expérience sur le Chimborazo a duré moins d’un jour et n’a pas été aussi gratifiante qu’on le pensait : « Malheureusement le Chimborazo est le plus pauvre en plantes de tous les Nevados que nous avons visités (…). De plus, une végétation sans vigueur, peu adaptée à la beauté de ce colosse. » En raison du mauvais temps – fortes chutes de neige la veille et pendant la descente – Humboldt n’a pas pu déployer tous les appareils de mesure qu’il a mis en œuvre sur d’autres montagnes, et Bonpland n’a pu collecter aucune plante vasculaire au-dessus de 3700 m (Moret et al. 2019). Les seules questions scientifiques qu’il aborde dans son journal, en tant que résultat de sa visite au Chimborazo, concernent le volcanisme et les mesures géodésiques. En fait, si Humboldt a connu un moment Eurêka sur l’interconnexion du monde physique et du monde vivant, il s’est produit sur une autre montagne, trois mois avant son ascension du Chimborazo.

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La cabane d’Antisana en 2017 après une chute de neige. Crédit : Ricardo Jaramillo

Du 14 au 18 mars 1802, Humboldt passe quatre jours sur les pentes du volcan Antisana, avec son compagnon de voyage Aimé Bonpland, trois jeunes aristocrates de Quito et une douzaine de porteurs et de domestiques. Cette expédition fut d’abord une rude épreuve, en arrivant à une cabane à près de 4100 m d’altitude : « La première nuit que nous y passâmes fut cruelle. Nous sommes restés près de 24 heures sans nourriture, nous n’avons trouvé que des pommes de terre, il n’y avait pas de bougie, les petites pièces étaient remplies de la fumée du feu de paille que nous utilisions pour nous éclairer. (…) Le vent soufflait et hurlait comme en pleine mer. » (Humboldt 1986). Mais Humboldt fut ensuite fasciné par le paysage qui entourait la cabane : de grandes plaines « couvertes du plus beau gazon de plantes alpines, avec des fleurs violettes et azur contrastant joliment avec le vert foncé du gazon », où vivaient de nombreux cerfs et où les taureaux se promenaient librement. Cette expérience le marqua à tel point que la cabane d’Antisana, qu’il croyait à tort être « le plus haut lieu habité du monde », apparaît sur la plupart de ses représentations des Andes tropicales.

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La cabane d’Antisana est représentée sur un croquis de la distribution verticale de la végétation andine dans l’Atlas de Berghaus, publié en 1845 comme illustration du Cosmos de Humboldt (d’après Moret et al. 2019, fig. 3).

Plus important encore, au tout début de son récit sur Antisana, Humboldt a rédigé une note programmatique sans équivalent dans tout le reste de son journal (Humboldt 1986). A la méthode étroitement quantitative de ses prédécesseurs de la Mission géodésique française, qui, écrit-il,  » ne faisaient que des mesures « , il oppose la sienne : en un mot,  » Causes « , c’est-à-dire une recherche de la causalité. Il poursuit ainsi :  » Je me suis donné pour but, en entrant dans la province de Quito, de visiter les grands Nevados l’un après l’autre, de faire des recherches minéralogiques, de recueillir des plantes alpines, d’analyser l’air atmosphérique à une grande hauteur, d’observer l’inclinaison magnétique…. J’ai commencé par Antisana. Cette expédition a réussi bien plus que je n’osais l’espérer. Nous avons recueilli une immense quantité de plantes aussi belles que neuves (…) ». Dans ce texte écrit juste après son retour d’Antisana, Humboldt fournit pour la première fois la clé de ce que l’on appellera plus tard la  » science humboldtienne  » (Nicolson 1987) : un projet holistique, riche en données, basé sur un large éventail de mesures et d’observations de toute nature, destiné à mettre en évidence les liens de causalité complexes entre les phénomènes biotiques et abiotiques. C’est sur l’Antisana que Humboldt a pu mettre ce projet en pratique, grâce à un séjour plus long et à une météo plus favorable que lors de ses tentatives sur le Puracé, le Cotopaxi et le Chimborazo.

C’est sur le mont Antisana que la plupart des plantes alpines rapportées dans les publications de Humboldt, notamment son célèbre Tableau physique, ont été collectées. C’est la raison pour laquelle notre équipe, formée de botanistes et d’écologistes équatoriens et français, est retournée à Antisana en 2017 pour refaire l’inventaire de la végétation de cette montagne et comparer la distribution actuelle des plantes avec les observations originales de Humboldt (Moret et al. 2019). Depuis la cabane où Humboldt et ses compagnons ont enduré une  » nuit cruelle « , encore préservée avec son toit hachuré et ses murs en pisé, nous avons suivi leur itinéraire, et redécouvert la grotte à 4860 m où ils se sont arrêtés pour collecter des plantes. Cette nouvelle enquête a montré que les plantes vivantes les plus élevées se trouvent à des altitudes de 215 à 266 mètres supérieures à celles du début des années 1800, ce qui est cohérent avec les changements de gamme vers le haut observés dans le monde entier.

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La grotte d’Antisana à 4860 m le 16 mars 2017, avec des conditions d’enneigement similaires à celles rencontrées par Humboldt et Bonpland le 16 mars 1802. Crédit : P. Moret

La fortune « humboldtienne » d’Antisana ne s’est pas arrêtée avec l’expédition de Humboldt. Presque tous les scientifiques intéressés par la géologie ou l’histoire naturelle des Andes tropicales qui se sont rendus en Équateur au XIXe siècle (par exemple Boussingault, Hall, Jiménez de la Espada, Reiss, Stübel, Whymper, Meyer) sont allés à Antisana. Plus remarquablement, en 1845, Carlos Aguirre Montúfar, un neveu d’un des compagnons de terrain de Humboldt en 1802, a enregistré la température, les précipitations et la pression barométrique pendant une année entière au refuge d’Antisana (4060 m), ce qui constitue le premier programme de surveillance météorologique jamais réalisé sur une montagne tropicale (Farrona et al. 2016).

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La cabane d’Antisana en 1903 (archives Hans Meyer, Leipzig). Crédit : Archiv für Geographie des Leibniz-Institutes für Länderkunde, Leipzig

Aujourd’hui, après une période d’oubli durant la première partie du 20e siècle, Antisana occupe à nouveau une place de choix sur la scène scientifique, car elle est scrutée à travers le prisme du changement climatique. Dans un véritable esprit humboldtien, des climatologues, des glaciologues, des hydrologues, des botanistes, des entomologistes et des écologistes se sont associés pour mettre en place des programmes de surveillance environnementale et de recherche au Mont Antisana, afin de mieux comprendre la dynamique du retrait des glaciers tropicaux et d’évaluer ses conséquences sur la biodiversité et l’approvisionnement en eau (Jacobsen et al. 2012, Rabatel et al. 2013, Heredia et al. 2018), et de surveiller l’impact du changement climatique sur les plantes (Cuesta et al. 2017, Sklenář et al. 2016) et les insectes (Gobbi et al. 2018). Alors, rendons à César ce qui appartient à César et associons la mémoire de Humboldt au Mt Antisana. Il n’y a aucune inquiétude à avoir quant à la colère du  » colosse  » Chimborazo : il conservera l’essentiel de sa gloire en tant que plus haut sommet du monde (Rosenberg, 2016) !

Acknowledgements: Olivier Dangles a rédigé ce billet avec moi. La reprise botanique d’Antisana a été réalisée par Priscilla Muriel et Ricardo Jaramillo. Je remercie chaleureusement Heinz Peter Brogiato pour avoir donné accès aux archives de Hans Meyer à l’Institut géographique Leibniz de Leipzig.

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Travaux de terrain au pied du glacier 15 d’Antisana. Crédit : P. Moret

Cuesta F., Muriel P., Llambí L.D. et al. (2017) Modèles latitudinaux et altitudinaux de la diversité des communautés végétales sur les sommets des montagnes à travers les Andes tropicales. Ecography 40 : 1381-1394.

Farrona A.M.M., Domínguez-Castro F., Gallego M.C., Gallego J.M. (2016) Les premières observations météorologiques sur un site tropical de haute altitude : Antisana, 1846. Journal of Mountain Science 13(6) : 1047-1055.

Gobbi M., Barragán A., Brambilla M., Moreno E., Pruna W., Moret P. (2018) Recherche manuelle versus piège à fosse : comment évaluer la biodiversité des coléoptères terrestres (Coleoptera : Carabidae) dans les Andes équatoriales de haute altitude ? Journal of Insect Conservation 22 (3-4) : 533-543.

Heredia M.B., Junquas C., Prieur C., Condom T. (2018) Nouvelles méthodes statistiques pour la correction du biais de précipitation appliquées aux simulations du modèle WRF dans la région d’Antisana, Équateur. Journal of Hydrometeorology 19(12) : 2021-2040.

Humboldt A. von (1986) Reise auf dem Río Magdalena, durch die Anden und Mexico. Teil I : Texte. Berlin, Akademie Verlag.

Jacobsen D., Milner A.M., Brown L.E., Dangles O. (2012) Biodiversity under threat in glacier-fed river systems. Nature Climate Change 2(5) : 361-364.

Moret P., Muriel P., Jaramillo R., Dangles O. (2019) Le tableau physique de Humboldt revisité. Proc Natl Acad Sci USA 116(26):12889-12894. https://www.pnas.org/content/116/26/12889

Nicolson M. (1987) Alexander von Humboldt, la science humboldtienne et l’origine de l’étude de la végétation. Histoire des sciences 25 : 167-194.

Rabatel A., Francou B., Soruco A. et al. (2013) État actuel des glaciers dans les Andes tropicales : une perspective multi-centenaire sur l’évolution des glaciers et le changement climatique. The Cryosphere 7:81-102.

Rosenberg E. (2016) The Mountain That Tops Everest (Because the Earth Is Fat), New York Times, 16 mai, https://www.nytimes.com/2016/05/17/world/what-in-the-world/the-mountain-that-tops-everest-because-the-earth-is-fat.html

Sklenář P., Kučerová A., Macková J., Romoleroux K. (2016) Microclimats de température des plantes dans un environnement alpin tropical : Quelle est l’importance de la forme de croissance ? Arctic, Antarctic, and Alpine Research 48(1) : 61-78.

Wulf A. (2015) L’invention de la nature : Le nouveau monde d’Alexander von Humboldt. New York, Alfred Knoopf.

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