L’Amal et le Hezbollah du Liban : Le passé dans le présent?

par Wassim Mroue

Bannière de campagne montrant le leader d’Amal Nabih Berri et le leader du Hezbollah Sayyed Hassan Nasrallah à Beyrouth, le 4 mai 2018.

Avec le déclenchement des manifestations antigouvernementales au Liban en octobre, la position du Hezbollah en faveur de l’élite politique du pays, y compris ses alliés du Mouvement Amal, a déclenché un certain nombre de questions, les experts et les journalistes tentant de comprendre et d’expliquer la raison d’être d’une telle position.

Contribuant à cette discussion, cet article soutient que nous devons tirer les leçons du poids de l’histoire afin de comprendre la complexité de la relation entre le Hezbollah et Amal, l’un des piliers de l’ordre politique d’après-guerre au Liban.

Face à la montée en flèche du taux de chômage et à la médiocrité des services publics, les manifestants de diverses régions, classes et sectes sont descendus dans la rue, ont scandé des slogans et exprimé des accusations de corruption contre tous les partis politiques au pouvoir. Dans le sud du Liban à majorité chiite, où le Hezbollah et Amal bénéficient d’un large soutien, les accusations de corruption ont principalement visé Amal. Ce dernier est représenté au sein du gouvernement libanais depuis 1984 et son leader Nabih Berri est président du Parlement depuis 1992.

Tout en soutenant les revendications socio-économiques de la population, le leader du Hezbollah Sayyed Hassan Nasrallah a exprimé son opposition aux appels de certains manifestants à la chute du gouvernement de Saad Hariri, à la démission du président Michel Aoun ainsi que de Berri ou à des élections législatives anticipées. Dans son premier discours après le déclenchement des protestations, Nasrallah a exhorté le gouvernement à préparer plutôt une série de réformes économiques. Dans son deuxième discours, il a affirmé que certaines des manifestations étaient financées par des ambassades étrangères, exprimant la crainte d’un complot visant à entraîner le pays dans une nouvelle guerre civile. À ce moment-là, Nasrallah a exhorté les partisans du Hezbollah à se retirer des manifestations.

Hariri a ensuite démissionné en octobre et un nouveau gouvernement a été formé en janvier. Bien que le nouveau Premier ministre Hassan Diab et la plupart de ses ministres soient des technocrates et non des membres de partis politiques, ils ont reçu le soutien du Hezbollah, d’Amal et de leurs alliés qui leur ont accordé un vote de confiance au Parlement. Dans un discours prononcé en février, Nasrallah a exprimé le soutien total de son parti au nouveau gouvernement. Mais pour de nombreux manifestants, le nouveau cabinet représente les intérêts de l’establishment politique contre lequel ils se sont soulevés en octobre. Alors que les manifestations anti-établissement ne sont plus quotidiennes, une nouvelle flambée de protestations est largement attendue à mesure que la crise économique s’aggrave.

L’explication dominante avancée par les médias occidentaux soutient que le Hezbollah s’oppose à tout changement véritable d’un ordre politique corrompu étant donné que c’est ce système qui fournit la légitimité à l’arsenal du parti et lui permet de mettre en œuvre son programme. Le Hezbollah, Amal et d’autres alliés ont la majorité au gouvernement et au parlement. Une alliance entre le Hezbollah et le Courant patriotique libre d’Aoun a contribué à porter ce dernier à la présidence en 2016. Le récit poursuit en disant qu’au niveau régional, l’Iran, principal soutien du Hezbollah, n’a aucun intérêt à voir son influence au Liban décliner.

Bien que cet argument explique la position du Hezbollah dans une certaine mesure, une compréhension plus profonde exige que l’on s’éloigne de l’hypothèse qu’une seule considération motive la position du parti sur chaque groupe politique libanais.

En fait, la relation du Hezbollah avec les autres partis politiques libanais a été conditionnée par un ensemble de facteurs locaux, régionaux et internationaux distincts et complexes, ainsi que par l’expérience acquise et les défis rencontrés depuis son émergence publique en 1985. Tous ces facteurs ont façonné le comportement du groupe et en ont fait ce qu’il est aujourd’hui. La relation avec Amal en est un exemple clair.

Bien avant de devenir partie intégrante de l’ordre politique de l’après-guerre civile, le Hezbollah essayait déjà de coopérer avec Amal, un pilier de ce système.

En janvier 1989, sous le parrainage de la Syrie et de l’Iran, le Hezbollah et Amal ont signé un accord pour mettre fin à des mois de combats et parvenir à un modus vivendi au Sud-Liban. Cependant, l’accord de paix n’a pas réussi à mettre fin à ce qui allait devenir un long chapitre de la guerre civile du Liban.

Amal et le Hezbollah, dont la rivalité est apparue au milieu de la guerre civile, avaient des vues opposées sur l’orientation politique de la communauté chiite du Liban, son identité nationale et religieuse et leur vision globale de l’avenir du Liban. Contrairement au Hezbollah, Amal ne croit pas à la doctrine du Velayat-e Faqih développée par l’imam Rouhollah Khomeini, le fondateur de la République islamique d’Iran.

La tension entre Amal et le Hezbollah a dégénéré en affrontements sanglants sans précédent en avril 1988, lorsqu’Amal a réussi à chasser le Hezbollah de la majeure partie du Sud-Liban, à l’exception de quelques poches dans la région montagneuse d’Iqlim At-Tuffah. Le mois suivant, le Hezbollah riposte en arrachant à Amal le contrôle de la plupart des quartiers de la banlieue sud de Beyrouth, densément peuplée. Le principal théâtre des combats s’est alors déplacé à Iqlim At-Tuffah où les deux groupes se sont âprement battus en janvier 1989, le Hezbollah s’efforçant de rétablir ses positions dans le sud d’où il pourrait engager les troupes d’occupation israéliennes. Les armes se sont tues à la suite de l’accord de Damas conclu à la fin du mois, mais les combats ont repris après que les députés libanais ont signé l’accord de paix de Taëf en octobre 1989 pour mettre fin à la guerre civile. Les combats ont éclaté en décembre 1989 dans la Bekaa occidentale et se sont étendus à nouveau à Iqlim At-Tuffah où ils se sont poursuivis de manière intermittente pendant une grande partie de l’année 1990.

Le conflit a finalement pris fin dans le cadre d’un second accord de Damas négocié par la Syrie et l’Iran en novembre 1990. L’accord reflétait une entente entre la Syrie et l’Iran sur l’ordre du Liban après la guerre civile, après des années de tension entre Damas et Téhéran.

Une division implicite du travail s’est cristallisée peu après l’accord, le Hezbollah prenant en charge la résistance armée contre l’occupation israélienne du sud tandis qu’Amal occupait les postes du secteur public et les postes gouvernementaux alloués à la communauté chiite.

Les dirigeants actuels d’Amal et du Hezbollah occupaient tous des postes à responsabilité durant la phase sanglante de leur relation et en ont vu les horreurs de première main. Profondément ancrée dans la mémoire collective de la communauté chiite du Liban, l’histoire de ce conflit pèse lourdement sur Amal et le Hezbollah et informe les décisions et les politiques qui guident leurs relations.

Mes recherches ont révélé qu’au moins au niveau des dirigeants, Amal et le Hezbollah ont fait de leur mieux pour oublier leur « guerre des frères » et leurs responsables préfèrent ne même pas commenter cette période en public. Ce conflit de trois ans a divisé des familles, impliquant des assassinats de dirigeants à tour de rôle, l’utilisation d’armes lourdes, des bombardements, des enlèvements et une guerre psychologique. L’édition du 14 juin 1990 du journal panarabe Al-Hayat évalue le nombre de morts à 2 500.

C’est pourquoi un examen approfondi de cette histoire de la relation Amal-Hezbollah est essentiel pour bien comprendre l’état actuel des relations entre les deux groupes, proches alliés depuis 2005. Les partisans d’Amal et du Hezbollah partagent les mêmes villes et villages et sont issus des mêmes clans et familles. Nasrallah lui-même était un membre senior d’Amal jusqu’en 1982 et son frère Hussein, alias Jihad al-Husseini, est une figure importante d’Amal.

Pour le Hezbollah, éviter la réouverture de vieilles blessures – qui ont mis des décennies à se cicatriser – semble être un déterminant crucial des relations avec Berri, une figure majeure de l’establishment politique. Cela l’emporte sur de nombreuses autres considérations.

Un discours prononcé par Nasrallah en août 2018 est révélateur de cette approche. Tout en soulignant le sérieux de son parti dans la lutte contre la corruption dans le secteur public, Nasrallah a déclaré que-  » le Mouvement Amal et le Hezbollah ont pris une décision historique de rester ensemble… de faire des sacrifices ensemble et d’aborder les problèmes ensemble.’

L’alliance Hezbollah-Amal est résiliente malgré les sentiments de malaise à son égard par certains segments de la communauté chiite du Liban et le public libanais en général. Assumant ses tâches militaires controversées en Syrie, se préparant toujours à un éventuel conflit avec Israël et hanté par des années de combats intestins sanglants, une rupture des relations avec Amal est la dernière chose que le Hezbollah souhaite à ce stade.

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